Le chemin du vide

Le chemin du vide - lettre #4

Les mots qui réparent
5 min ⋅ 21/05/2025

Avant tout, je souhaite vous remercier pour vos messages. Vos mots, après ma dernière lettre Silence, m’ont intimement touchée.

J’ai laissé étirer le mot Silence au-delà de la promesse que je vous avais faite d’une correspondance bi-mensuelle. Veuillez me pardonner ce retard, il m’a menée sur un chemin inattendu.

Si vos dernières semaines devaient porter le titre d’un livre, quel serait-il ? Écrivez-moi votre titre, je serais ravie de vous lire.

Le Chemin du Vide a eu un écho particulier en moi. Il a pris la forme d’un élan : partir, prendre le large, écrire, me recueillir.

Bien avant le décès de papa, j’avais été invitée à une résidence d’écriture en Bretagne. L’écriture me panse. Ce voyage arrivait à point nommé.

Pour la première fois, j’ai décidé de partir sans poser de date de retour. J’ai réaménagé l’espace intérieur de mon combi VW pour accueillir une petite bibliothèque, mes travaux d’écriture, quelques oracles, des bougies et une provision de crayons. Un mille-feuille de plaids, une bouillotte et une réserve de mes mets favoris : j’étais prête à célébrer ces retrouvailles. C’est en prenant le cap du soleil couchant que j’ai choisi de me perdre pour mieux me retrouver.

Pour moi, ce serait Le Chemin du Vide, inspiré du poète Ryokan, ce moine errant que j’évoquais dans ma première lettre, découvert grâce à Christian Bobin. Une sorte de Saint François d’Assise bouddhiste, Ryokan écrit :
« J’habite une forêt profonde. Les glycines poussent chaque année un peu plus. Nulle préoccupation mondaine ne m’atteint. Parfois un bûcheron chante. Je recouds ma robe de moine au soleil. Je lis des poèmes à la lumière de la lune. Je voudrais dire aux hommes que pour être heureux peu de choses sont nécessaires. »

J’ai tourné la clé de contact et j’ai laissé la vie prendre le volant. Offrir le volant à la vie, c’est accepter tout ce que le voyage propose. Sauter dans le vide, mais avec un parachute : armée de poésie, de crème de marrons et d’une bouillotte, j’étais prête à tout accueillir.

À peine arrivée en Bretagne, le plan de ma résidence d’écriture au bord de mer s’est évanoui. Je souris devant cette arrogance qui me faisait croire que je savais ce qui était bon pour moi. L’univers avait d’autres plans.

Ma route s’est parée d’azur, de rencontres, de générosités et de pépites.

Sur une départementale du Finistère, l’Ave Maria des obsèques de mon père résonne à plein volume, mêlé au ronron du moteur. Une larme m’échappe. Je m’arrête pour pique-niquer à l’orée d’un bois, près d’un village nommé Le Saint. Une allée bordée de camélias fuchsia mène mes pas à un pur émerveillement : la découverte d’une grotte de Lourdes reconstituée. La Vierge veille au-dessus d’une fontaine, dans un sanctuaire où l’écorce des arbres et le granit suintent l’écho d’une présence sacrée. À cet instant précis, une multitude d’oiseaux entonnent leurs cantiques. Mon sentiment d’habiter le vide se dissipe aussitôt. Sentir au creux de soi une immense fragilité et une immense force au même instant : un pur moment de grâce.

Et si tout était là, justement, quand l’on n’exige plus rien ?

La mort de mon père me fait goûter l’intensité pleine du vide.

Ce vide, je l’ai fui autrefois. Je me revois, épuisée, dans une vie où chaque instant devait être optimisé. Perdre son temps était l’écueil ultime. À l’époque, je croyais que j’aurais tout le temps de me reposer au cimetière.

On m’a récemment appris qu’en mécanique, un moteur, pour fonctionner, a besoin de jeu, cet « espace vide ». Mon emploi du temps, lui, n’en avait plus.

Au bord de l’épuisement, j’avais fini par troquer une prime contre des jours de congé. Se reposer, en langue des oiseaux, aurait pu s’écrire re-pauser.

Le burn-out m’a rattrapée, m’obligeant à faire face à ce vide que je chassais. L’optimisation et la performance ne pouvaient cohabiter avec ce que l’on nommait si injustement « les temps morts ».

Et si les temps morts étaient au contraire particulièrement vivants ?

Ma conscience professionnelle, dans son inconscience, n’avait apporté aucune attention aux conditions et à l’organisation même du travail. Et si, au lieu de combler les dysfonctionnements, j’avais appris à laisser place au vide, à ces moments de pause essentiels ?

Malheureusement, j’ai confondu le frein et l’accélérateur. Ma réponse à la question de comment faire plus dans un même espace-temps a été de faire plus vite. J’ai automatisé les tâches de la maison pour laisser plus de place au travail, aux notifications, aux urgences.

Tout ce qui pouvait me faire gagner du temps était dans ma ligne de mire. Mes courses, mon shopping faisaient de moi une cliente assidue du site Veepee. Sous prétexte de bonnes affaires, j’achetais de plus en plus de choses inutiles, mais cela me donnait la sensation de ne manquer de rien tout en faisant de bonnes affaires. Le pouvoir d’achat devenait peu à peu un piège. La femme robot était maintenue prisonnière d’un travail qui ne lui convenait plus, sans qu’elle s’en aperçoive.

Quand je relis le passé avec mon œil du présent, la clarté s’empare de zones longtemps tenues à l’ombre. Ce sont ces reflets inattendus qui éclairent et motivent mon écriture d’aujourd’hui.

J’écris « vide »

et je remplis la page. Écrire le vide avec des lettres et voir le mot nager dans la page. La peur du vide, ce syndrome de la page blanche. Et si le sommet de la page blanche traduisait l’aveu de tous les possibles ? Et si, dans le vide, tout pouvait s’inscrire ? Alors le vide serait-il une autre définition de la liberté ? L’écriture du vide, c’est un peu comme écrire en état de sobriété : dépasser les bruits de bavardage, se rendre disponible au creux du vide pour écouter l’intensité d’un écho intérieur.

...

Les mots qui réparent

Les mots qui réparent

Par KIKKA

Je suis Laure-Emmanuelle Degen,  Kikka l’auteure du roman « Je ne te pensais pas si fragile » publié aux Editions Eyrolles. La publication de cette auto-fiction a été le franchissement d’un pont entre la directrice commerciale et marketing qui a œuvré pendant plus de vingt ans à des postes de business développement et la femme auteure qui par la voie du verbe arpente les chemins d’un pèlerinage vers Soi. Très loin des modèles prédestinés, je marche souvent à contrecourant d’un certain conformisme du monde. Aujourd’hui, écrire, lire  méditer sont les activités qui me nourrissent. Même si vivre en écriture et vivre de l’écriture ne se rejoignent pas toujours, le courage et la poésie m’aide à avancer. Conceptrice et animatrice d’atelier d’écriture, coach , j’anime aussi des conférences en matière de prévention sur des sujets de santé mentale. Je parle avant tout depuis une expérience.  Aujourd’hui l’écoute intérieure est au cœur de mon attention. Je souhaite à travers cette newsletter établir un correspondance authentique qui n’a aucune visée ni aucun objectif autre que celui d’accompagner le mouvement de la vie. J’aime l’idée romantique d’éveilleuse de mots et de passeuse de textes.